Les bébés face aux masques : chronique d'une catastrophe annoncée
TRIBUNE Dans un texte signé par le neuropsychiatre Boris Cyrulnik, des psychologues craignent que le port du masque chez les adultes ne se traduise par un retard de l'acquisition du langage ou de la sociabilité.
Le temps de la pandémie n'en finit pas de s'étirer et au moment où des pédiatres dénoncent les risques liés à une éventuelle nouvelle fermeture des écoles, qui réalise concrètement ce à quoi sont confrontés nos bébés depuis plus de neuf mois ? Un monde refermé sur la famille nucléaire, sur le domicile et le lieu de garde. Ils y observent des adultes qui n'ont que des yeux et une voix étouffée par le masque. Comment élaborer sur ses émotions ? Comment exprimer le nuancier subtil des intentions relationnelles sans le visage entier ? Le masque engendre une gêne pour l'adulte, c'est une charge mentale insidieuse pour le bébé. Cela fera bientôt un an, un temps considérable à la mesure de leur jeune existence, un temps infini dans les conséquences possibles sur leur développement.
Certains prétendent observer que « les enfants s'adaptent très bien » au port du masque, telle une fin de non-recevoir de nos préoccupations. Qu'entend-on par « bien s'adapter » ? Ils continuent à jouer et à rire ? Ils ne développent pas brusquement des symptomatologies relationnelles graves ? Nous ne pensons pas qu'il faille simplement s'en réjouir et passer à la question suivante, car s'il y a bien une chose que nous savons sur les humains – en particulier les plus jeunes –, c'est qu'ils tendent à poursuivre leur développement quelles que soient les circonstances. Ne confondons pas adaptation et résilience : les enfants vivent et progressent malgré les difficultés, mais chaque entrave à leur développement a un coût, que ce soit en termes de retard, de secteurs délaissés ou de poids émotionnel.
Si nos anticipations anxieuses, en mai 2020, pouvaient paraître hypothétiques, des études et des enquêtes ont depuis confirmé nos inquiétudes :
1) Juin 2020, une équipe de chercheurs chinoise publie une étude sur les effets délétères de la pandémie de SRAS de 2003 sur le développement auprès de 15 000 enfants âgés de 0 à 15 ans. Leur objectif est prophylactique, afin que la pandémie de COVID-19 n'entraîne pas les mêmes dégâts, à savoir :
- Des retards langagiers, moteurs et sociaux notables, et même une réduction des courbes de poids, en particulier chez les plus jeunes enfants (moins de 4 ans) ;
- Les principales causes soulignées sont : « les changements de comportement (port de masques, quarantaines et activité extérieure réduite) [qui] peuvent affecter les fonctions physiologiques et psychosociales des enfants », en particulier « les masques nuisent à la communication non verbale entre les enfants et les adultes, favorisant les impacts psychosociaux en affaiblissant les liens sociaux et cognitifs » ;
- Leur conclusion est sans appel : « Les impacts à long terme [de la COVID-19] sur le développement de l'enfant n'ont pas encore été signalés en raison du décalage entre les résultats et l'exposition. Cependant, selon les données de la pandémie de SRAS, il est plausible que des impacts sur la croissance de l'enfant et le développement cognitif et physiologique puissent survenir ».
2) Janvier 2021, l'Université de Grenoble donne les résultats d'une enquête réalisée auprès de 600 professionnels de la petite enfance – majoritairement des professionnelles - sur les effets du port du masque et des nouvelles modalités d'accueil depuis le premier confinement.
- Les interactions langagières sont plus pauvres : « les observations confirment les craintes des professionnels sur l'impact du port du masque sur l'acquisition du langage », particulièrement visible avec les enfants de 18 mois qui, faute de saisir les paroles et de savoir qui s'adresse à eux, se désintéressent de ce qui leur est dit.
- Si certains professionnels soulignent les capacités d'adaptation des enfants, elles et ils sont très nombreuses et nombreux, à noter des attitudes socioaffectives altérées : pleurs, anxiété et tentatives de retirer le masque de l'adulte ou au contraire des réactions de peur face au visage démasqué, et des difficultés à déclencher le sourire réponse.
- Enfin, les professionnels déplorent des conditions de travail délabrées : fatigue liée à l'altération de la respiration, la nécessité de hausser le ton pour se faire entendre, la surcharge de travail pour s'adapter aux mesures d'hygiène, renoncement à certaines activités rendues difficiles par le port du masque (chanter, danser).
«Les 1000 premiers jours»
Nous ne doutons pas qu'un gouvernement qui a fait de la petite enfance un cheval de bataille et a commandé, en 2019, un rapport sur les 1000 premiers jours de la vie de l'enfant, est au fait de l'impact fondamental de l'environnement pour l'enfant en crèche. Nous pouvons d'ailleurs, citer ce rapport à l'appui de notre propos : « L'interaction de l'enfant avec les personnes et le monde qui l'entourent favorise son développement cognitif et affectif » ; « Un mode de vie et un environnement sains posent les fondements d'une meilleure santé́ tout au long de la vie et d'un meilleur développement de l'enfant ». On appréciera en particulier l'idée que « ce discours de santé́ publique doit s'incarner dans l'organisation des lieux fréquentés par les enfants » et « que la qualité de l'accueil dans la petite enfance [est] associée à la performance cognitive, aux compétences langagières et à la réussite scolaire ».
Ce rapport dédié au bien-être des plus petits s'intitule « Les 1000 premiers jours, là où tout commence » et s'ouvre sur l'idée que « les 1000 premiers jours sont donc essentiels, pour {le} développement du {tout-petit} mais aussi pour la santé globale de l'adulte qu'il deviendra ». Est précisé que cette période « contient les prémisses de la santé et du bien-être de l'individu tout au long de la vie ». Nous ne pouvons que nous rallier à ces déclarations. Mené par Boris Cyrulnik, il énonce notamment des propositions claires et audacieuses pour accompagner enfants, parents et professionnels de la petite enfance. Mais il n'a pas servi de support au gouvernement pour réfléchir aux conséquences spécifiques et graves des contraintes sanitaires actuelles sur le développement des enfants. Ni même pour réfléchir à des mesures plus proportionnées vis-à-vis de la population de moins de 3 ans, pour laquelle un certain nombre de spécialistes déclarent qu'elle serait moins contagieuse et moins contaminée que d'autres par la Covid-19.
Pour pallier ce silence, nous publions, dès mai 2020, une tribune pour alerter les autorités sur la question du port du masque par les adultes prenant soin de très jeunes enfants. Nous avons veillé à faire des hypothèses étayées par l'expérience et les connaissances théoriques qui sont les nôtres. Cet appel à prendre en considération et à sa juste mesure les risques développementaux encourus par les tout-petits n'est pas le fait de psychologues catastrophistes ou de parents surprotecteurs. Cette inquiétude a été partagée par des parents qui ont finement observé les réactions de leurs enfants face aux visages couverts, ainsi que par des associations d'orthophonistes, des professionnelles et professionnels, à même de constater et d'anticiper les retards de langage.
Des mesures urgentes
L'enjeu principal est donc d'éviter le rapprochement entre adultes. Or la distanciation sociale des adultes en crèche n'a pas attendu le Covid pour voir le jour. Le bon positionnement des adultes dans l'espace, éloignés les uns des autres, fait depuis longtemps partie des bonnes pratiques. Leur répartition dans une section permet aux enfants d'avoir toujours un référent dans le champ visuel, contribuant à leur sécurité affective. Cet enjeu fondamental de la distance entre adultes est depuis longtemps l'objet d'une réflexion pédagogique dans les crèches. Par ailleurs, le fait qu'un adulte prenne en charge, seul, un petit groupe d'enfants, est également une habitude préexistante au Covid, elle est inhérente à l'organisation d'une journée classique en crèche : au moment de changer la couche d'un enfant, au réveil de sieste, lors d'un atelier. Dans ces moments-là, comme c'est déjà le cas pour les assistantes maternelles exerçant à domicile, il serait envisageable que l'adulte puisse se défaire de son masque.
Actuellement, nous pouvons envisager la combinaison de quatre propositions, à appliquer dès maintenant :
- Un droit à la vaccination prioritaire des personnels de la petite enfance, au même titre que les personnels de santé,
- Dans les espaces extérieurs, l'organisation de moments sans masque, en maintenant une distance de sécurité. Ces temps seraient inscrits au planning dès que la météo le permet, et pour toutes les sections. Ils pourraient se tenir une fois par demi-journée,
- En intérieur, des moments sans masque lorsque l'adulte est seul avec un enfant.
- Et pour engendrer encore davantage de moments sans masque, encourager les professionnels à se séparer physiquement les unes et les uns, des autres, dès que cela est possible. Cette norme organisationnelle - se répartir les enfants en petits groupes, à condition que les locaux le permettent - fait déjà partie des bonnes pratiques. Mais il s'agirait d'aller plus loin en l'appliquant systématiquement quand le contexte le permet : ce point pourrait faire l'objet de groupes de travail, dans les plus brefs délais. Précisons qu'au-delà de son bénéfice sanitaire, la répartition des enfants en petits groupes permet de réduire le niveau de bruit ambiant dans la structure et ainsi de limiter le niveau de stress collectif et individuel.
À lire aussi :Le masque impacte-t-il l’apprentissage du langage et de la lecture des enfants ?
Ces quatre mesures nous paraissent à même de réconcilier les contraintes sanitaires et les besoins capitaux des enfants. Il s'agit de permettre, au plus vite, que les tout-petits soient au contact quotidien de personnes dont ils puissent voir le visage et entendre correctement la voix.
Protégeons également les professionnelles et professionnels dont une grande partie transgresse parfois le protocole en retirant leur masque ; notamment lorsque les échanges avec les enfants sont absolument bloqués et quand il faut rassurer des bébés en état de vulnérabilité (victimes de traumatismes, de handicaps, de pathologies chroniques, ou ayant séjourné à l'hôpital entouré de soignants masqués). C'est alors une urgence que de ne pas laisser les bébés, dans des moments de grand trouble, de peur panique ou de désarroi : se faire comprendre, consoler, sourire aux petits, rassurer, donner confiance, deviennent des gestes sanitaires capitaux.
Une telle préconisation nous semble relever du bon sens car elle permettrait de minimiser les risques pour les bébés et pour les professionnels des crèches. Et bien entendu, cela ne remet pas en cause le port du masque à la crèche, par les parents et les personnels, lorsqu'ils sont entre eux. Nous saisissons d'ailleurs l'occasion pour saluer la remarquable capacité d'adaptation, depuis mars 2020, des professionnels de la petite enfance.
(*) Anna Cognet est psychologue clinicienne, enseignante à l'École des Psychologues praticiens. Célia du Peuty est psychologue clinicienne ayant travaillé en crèche, spécialisée en périnatalité. Juliette Delaporte est mère d'un bébé de 12 mois en crèche, artiste et sociologue des usages.
Des mesures urgentes
L'enjeu principal est donc d'éviter le rapprochement entre adultes. Or la distanciation sociale des adultes en crèche n'a pas attendu le Covid pour voir le jour. Le bon positionnement des adultes dans l'espace, éloignés les uns des autres, fait depuis longtemps partie des bonnes pratiques. Leur répartition dans une section permet aux enfants d'avoir toujours un référent dans le champ visuel, contribuant à leur sécurité affective. Cet enjeu fondamental de la distance entre adultes est depuis longtemps l'objet d'une réflexion pédagogique dans les crèches. Par ailleurs, le fait qu'un adulte prenne en charge, seul, un petit groupe d'enfants, est également une habitude préexistante au Covid, elle est inhérente à l'organisation d'une journée classique en crèche : au moment de changer la couche d'un enfant, au réveil de sieste, lors d'un atelier. Dans ces moments-là, comme c'est déjà le cas pour les assistantes maternelles exerçant à domicile, il serait envisageable que l'adulte puisse se défaire de son masque.
Actuellement, nous pouvons envisager la combinaison de quatre propositions, à appliquer dès maintenant :
- Un droit à la vaccination prioritaire des personnels de la petite enfance, au même titre que les personnels de santé,
- Dans les espaces extérieurs, l'organisation de moments sans masque, en maintenant une distance de sécurité. Ces temps seraient inscrits au planning dès que la météo le permet, et pour toutes les sections. Ils pourraient se tenir une fois par demi-journée,
- En intérieur, des moments sans masque lorsque l'adulte est seul avec un enfant.
- Et pour engendrer encore davantage de moments sans masque, encourager les professionnels à se séparer physiquement les unes et les uns, des autres, dès que cela est possible. Cette norme organisationnelle - se répartir les enfants en petits groupes, à condition que les locaux le permettent - fait déjà partie des bonnes pratiques. Mais il s'agirait d'aller plus loin en l'appliquant systématiquement quand le contexte le permet : ce point pourrait faire l'objet de groupes de travail, dans les plus brefs délais. Précisons qu'au-delà de son bénéfice sanitaire, la répartition des enfants en petits groupes permet de réduire le niveau de bruit ambiant dans la structure et ainsi de limiter le niveau de stress collectif et individuel.
À lire aussi :Le masque impacte-t-il l’apprentissage du langage et de la lecture des enfants ?
Ces quatre mesures nous paraissent à même de réconcilier les contraintes sanitaires et les besoins capitaux des enfants. Il s'agit de permettre, au plus vite, que les tout-petits soient au contact quotidien de personnes dont ils puissent voir le visage et entendre correctement la voix.
Protégeons également les professionnelles et professionnels dont une grande partie transgresse parfois le protocole en retirant leur masque ; notamment lorsque les échanges avec les enfants sont absolument bloqués et quand il faut rassurer des bébés en état de vulnérabilité (victimes de traumatismes, de handicaps, de pathologies chroniques, ou ayant séjourné à l'hôpital entouré de soignants masqués). C'est alors une urgence que de ne pas laisser les bébés, dans des moments de grand trouble, de peur panique ou de désarroi : se faire comprendre, consoler, sourire aux petits, rassurer, donner confiance, deviennent des gestes sanitaires capitaux.
Une telle préconisation nous semble relever du bon sens car elle permettrait de minimiser les risques pour les bébés et pour les professionnels des crèches. Et bien entendu, cela ne remet pas en cause le port du masque à la crèche, par les parents et les personnels, lorsqu'ils sont entre eux. Nous saisissons d'ailleurs l'occasion pour saluer la remarquable capacité d'adaptation, depuis mars 2020, des professionnels de la petite enfance.
(*) Anna Cognet est psychologue clinicienne, enseignante à l'École des Psychologues praticiens. Célia du Peuty est psychologue clinicienne ayant travaillé en crèche, spécialisée en périnatalité. Juliette Delaporte est mère d'un bébé de 12 mois en crèche, artiste et sociologue des usages.
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